Télétravail : réorganisation ou désorganisation ?
La crise de la COVID-19 est un révélateur de ce qui était déjà en marche dans le monde du travail, et particulièrement en France. Les entreprises ont recours au télétravail en pariant sur l’implication des collaborateurs. Aujourd’hui, le débat s’intensifie sur les intérêts et inconvénients de cette pratique du travail car l’équilibre social en entreprise pourrait bien être impacté. Alors réorganisation ou désorganisation ?
La France rattrape son retard.
Nous le savons, le télétravail ne peut pas s’adresser à tout le monde. Un cuisinier privé de sa cuisine ou un jardinier-paysagiste sans espace vert, ni l’un ni l’autre ne peut exercer son métier. En 2017, la DARES indiquait que seuls 7% des salariés en France étaient concernés par le télétravail, particulièrement les cadres, et parmi eux les franciliens, dans les secteurs des services information/communication, activités scientifiques, techniques et services de soutien. D’autres chiffres du Ministère du Travail indiquaient quant à eux une progression à 17% en mars 2020 alors que la moyenne de télétravailleurs en Europe serait de 20%, allant jusqu’à 35% dans les pays d’Europe du Nord. La France comble donc son retard « grâce » à la crise sanitaire et au confinement national qui ont occasionné une accélération du processus. Et les salariés français en sont friands : une grande majorité y aspire (de 61% à 95% selon les sources…) mais ce n’est pas le cas de tous, ni de tous les employeurs qui analysent davantage leurs obligations liées au télétravail : 700 accords (seulement ?) ont été signés depuis le mois de janvier 2020.
Avec tous ces chiffres, on est donc loin d’être au clair sur le sujet mais la tendance est là. ODEGO Conseil a réfléchi, en tant que Cabinet de Conseil en management à Rennes et Paris, aux nombreuses questions qui se posent face à l’augmentation de la demande. Des questions que l’on peut mettre en regard des trois valeurs de notre devise nationale républicaine « Liberté, Egalité, Fraternité ».
Vive la Liberté !
Du point de vue du salarié, l’équation est plutôt favorable : le télétravail offre de nombreux avantages et une grande souplesse d’action. Il donne la possibilité au salarié qui le pratique de gérer lui-même son activité professionnelle, avec une grande autonomie. Les arguments avancés par certains collaborateurs font valoir la liberté individuelle et évoquent des aspects très personnels : « Je peux m’habiller comme je veux sans me soumettre aux codes de l’entreprise« , autrement dit rester en caleçon derrière son ordi, ne pas se coiffer, ne pas se laver, c’est la liberté ! D’autres pensent à la liberté des horaires : « Si je veux dormir jusqu’à 10h je peux, si je veux travailler jusqu’à 22h je peux, si je veux prendre mes repas à 15h30 je peux » . Et tout cela sans souffrir du regard des autres, de la remarque de son manager et des qu’en-dira-t-on. Le télétravail offre en outre, et toujours dans certaines conditions, la possibilité de prendre rendez-vous chez son médecin à des horaires plus larges, de faire ses courses sans être dans la cohue, ou encore de chercher sans stress son enfant à l’école. Et puis quel soulagement de se retrouver moins souvent à côté d’un collègue de travail que l’on ne supporte pas ; de ne pas obéir à toutes les règles et contraintes de la vie de bureau : parfum, musique, décoration ; d’éviter les temps de transport interminables, etc. En période de pandémie, on pourrait ajouter que le port du masque n’est pas obligatoire chez soi et que c’est une autre liberté fortement appréciée ! Dans une chronique de HBR Véronique MARIBON, Chief of Staff de Salesforce pense en outre que «le salarié de demain sera une personne fondamentalement plus libre : il sera plus autonome, organisera lui-même son activité, ne travaillera plus dans un lieu unique, se formera quasiment en permanence et (…) chaque salarié bâtira sa propre organisation du travail».
Cette liberté rêvée par le salarié semble être aussi désirée par beaucoup d’entreprises tournées vers le management responsabilisant. Avec le télétravail, finis les obstacles de la vie familiale du collaborateur qui nécessitent un départ prématuré en fin de journée ou une arrivée tardive en matinée. Réduites aussi les difficultés du manager face aux problèmes de gestion des conflits entre collaborateurs. Et dans certains cas, terminées les contraintes de recrutement pour s’assurer de la proximité géographique d’un collaborateur. Certaines firmes évoquent également la baisse des dépenses de gestion en immobilier, des espaces de location réduits, des emplois parisiens au prix de la province, des frais généraux et de fonctionnement qui diminuent, le tout en tablant sur des gains de productivité.
Pourtant cette liberté comporte des limites. Si le télétravail peut améliorer la performance de l’entreprise grâce à l’implication des salariés, si 95% d’entre eux y voient une amélioration de leurs conditions de vie, ils seraient 61% à ressentir une augmentation de leur temps de travail selon le Rapport Mettling de septembre 2015. En effet, certains salariés témoignent de leur peur de ne pas savoir s’arrêter quand on est chez soi, d’être tenté de terminer un dossier après le dîner du soir, quand les enfants sont couchés… Il n’est pas facile en effet de poser ses limites quand on reçoit toujours -et peut-être davantage en temps de télétravail- de son manager à distance des deadlines, des objectifs, des attendus qui pourraient renforcer la pression ressentie par le salarié. Pour certains salariés, télétravailler demande une volonté particulière : sans horaire de démarrage, sans contact avec les collègues, sans « obligation », le salarié peut vite avoir du mal à se mettre à l’ouvrage. Et que dire pour d’autres de l’intérêt que représente le restaurant d’entreprise ou les tickets restaurants qui sont des moyens faciles et peu contraignants de déjeuner pour un prix modique sans avoir à prévoir les courses, le repas et la vaisselle tout en étant accompagné.
L’Egalité en question.
Il y a ceux qui peuvent télétravailler et les autres…. Selon le Ministère du Travail seul un tiers des emplois en France serait « télétravaillables ». Et même si on extrapole avec des métiers partiellement « télétravaillables », ce n’est pas la moitié de la population au travail qui peut aisément utiliser la pratique. Si le télétravail est un élément de qualité de vie au travail pour certains, il n’est donc pas égalitaire. Il y a ceux qui sont exclus d’office de la possibilité de télétravailler, et il y a les autres. En 2017, 75% des salariés français exercent leur métier dans le secteur tertiaire. Parmi eux, ceux qui travaillent dans des centrales d’appel téléphonique, des sociétés de service informatique online, des métiers de la communication graphique par exemple sont prédestinés à utiliser le télétravail. Leurs métiers de bureau sont en effet les premiers concernés par le travail à distance car l’activité ne nécessite pas de contact physique avec un client. C’est sans compter que dans les activités tertiaires, il y a aussi de nombreux salariés qui ne peuvent pas pratiquer le télétravail : le conducteur de car scolaire, l’aide à domicile, le livreur de colis, l’hôtelier, le restaurateur, etc. Dans une même entreprise il est fréquent que les métiers de production et les métiers administratifs se côtoient, les cols bleu et les cols blancs.
Dès lors, les entreprises sont invitées à travailler tous les sujets d’égalité de traitement qui concernent aussi bien les chèques restaurants que les indemnités de transport ou les horaires de travail : une garantie qu’offre le Droit du Travail mais c’est un vrai casse-tête pour les services RH. Parmi les télétravailleurs, personne ne souhaite pour autant un télétravail absolu, sauf exceptions. Les salariés remontent des demandes allant de quelques heures par mois, à 5 jours, et la majorité des souhaits tournent autour de quelques jours ou demi-journées par mois à 1 à 2 jours par semaine, même si la demande augmente. C’est ce qui fait débat dans un temps de confinement, le Gouvernement ayant rendu obligatoire les 5 jours de travail hebdomadaire : « un travailleur qui peut exercer toutes ses tâches en télétravail doit le faire cinq jours sur cinq » a déclaré la Ministre du Travail Elisabeth BORNE à l’occasion du reconfinement du 28 octobre 2020. Et gare aux sanctions si ce n’est pas respecté !
Une autre inégalité au regard de l’expérience du confinement national de mars à mai dernier, réside dans la répartition des tâches ménagères entre les hommes et les femmes. Une sociologue, Frédérique LETOURNEUX, explique au sujet des femmes que « parmi les plus qualifiées, certaines subissent doublement le travail à distance : non seulement elles se trouvent assignées aux tâches domestiques et parentales, mais elles ne parviennent pas à défendre une identité professionnelle positive« . L’effacement de la frontière entre la vie professionnelle et la vie privée semble jouer en leur défaveur puisque 46% des sondées estiment que cette redéfinition a un impact négatif en matière d’égalité hommes-femmes au travail, contre 29% des hommes sondés. Dans ce cas, comment permettre à certains de bénéficier de liberté et de souplesse d’organisation quand d’autres en sont privés en raison du métier exercé ? Ce serait réaffirmer des privilèges largement combattus dans un passé proche.
Il demeure une inégalité structurelle entre ceux qui ont de l’espace personnel et ceux qui n’en ont pas. La seule obligation de l’employeur est de « prendre toutes les mesures nécessaires pour assure la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salariés (art. L. 4121-1 du Code du Travail) ». Alors comment assurer la qualité de vie en télétravail dans des espaces restreints personnels ? Les entreprises qui sont passées au télétravail équipent donc leurs salariés télétravailleurs en matériel informatique et de communication mais ne peuvent agir sur la taille de l’appartement ou sur la cohabitation familiale. Seule alternative bien qu’impossible en temps de confinement : offrir des solutions de coworking a proximité de chez les salariés, ou indemniser le télétravailleur pour l’occupation du domicile. Mais l’égalité est toujours en question selon que l’on habite au centre d’une grosse agglomération ou au fin fond d’une campagne reculée : l’accès à Internet et à la qualité du débit peuvent être un véritable obstacle à la fluidité des échanges et à la productivité du salarié. Dans certains villages en France en 2020, en bout de ligne, la connexion est difficile, voire impossible…
Avec ces différents facteurs d’inégalité ajoutés à ceux ressentis et non exprimés, un des risques pourrait être que l’inégalité du télétravail devienne insupportable pour certains publics et que les liens sociaux, indispensables à l’unité, soient brisés.
Une Fraternité écornée ?
Pourquoi donc certains collaborateurs refusent-ils en bloc la solution du télétravail malgré un grand nombre de promesses alléchantes ? Ceux-là sont simplement convaincus de l’importance des micro-interactions du quotidien, des discussions informelles à la machine à café, du « bonjour » souriant d’un collègue ou encore du regard satisfait manager. Autant de petits signes dont des collaborateurs ont besoin. Ce lien de solidarité ressenti entre des personnes participant à un même idéal qui vise à unir tous les membres d’un collectif. C’est encore ce besoin de reconnaissance et d’estime tant désiré qui s’exprime et qui fait le plaisir de venir travailler et se mettre « en présence ». N’est-ce pas cela la fraternité ? Avec le télétravail, des collaborateurs appréhendent la solitude, derrière leur écran d’ordinateur, sans personne à qui parler, sans ressentir un quelconque climat d’entreprise ou une émulation collective. Pour y faire face, de entreprises comme le Cabinet Mazars a mis en place des solutions d’accompagnement pour les plus jeunes collaborateurs avec pour objectif qu’aucun salarié en soit isolé plus de 48h.
Est-ce aussi pour cela que les managers des PME souhaitent à 75% travailler en présence de leurs collaborateurs ? Sans doute que le manager pressent que le télétravail peut créer des fissures à moyen et long terme dans une ambiance d’équipe. Pourtant, privés de rencontres quotidiennes, les salariés sont plus heureux de retrouver les collègues lors de temps forts. Ne dit-on pas que l’absence crée le manque ? Et il a été montré que la capacité collaborative était en conséquence plus forte.
D’autres salariés adeptes du travail au bureau, contre le télétravail, mentionnent alors l’effet groupe pour mieux travailler. Obtenir le conseil d’un pair, avoir une inspiration à travers une discussion de couloir, être accompagné dans sa formation professionnelle ne peut pas se réaliser pour eux, sans partager un espace physique. Pour certains, il en est de même de la créativité qui ne pourrait naître que des interactions physiques. Il est vrai qu’une entreprise c’est une culture partagée, c’est un combat commun, c’est une recherche commune. Alors que penser de la suppression des bureaux ou de la mise en place des flex offices depuis quelques années ? A n’en pas douter, cela modifie la relation au travail : la personnalisation du lieu n’existe plus, les collectifs de travail sont réduits, la désocialisation guette, les liens entre salariés s’amenuisent, mais l’externalisation du travail devient possible, les gains financiers sont évidents, la responsabilisation est développée, la productivité semble augmenter. Le travail crée du lien et donne un sens dans la vie, peut-être celui de renouveler les rencontres et d’exister aux yeux des autres. Si certains solitaires apprécient le télétravail, les affectifs ont besoin de l’entourage de l’entreprise et de la relation à l’autre dans un travail en proximité physique.
Les entreprises l’ont bien compris et pour remédier à une fraternité écornée, elles mettent en place des solutions collectives, des séminaires (certains virtuels) pour renforcer les liens et le sentiment d’appartenance. Pourquoi ne pas organiser un événement nouveau tous les deux mois pour réunir ceux qu’on n’a pas vus ? Cela implique de nouveaux coûts et une organisation nouvelle, mais si ça marche ! D’autant que les jeunes générations sont plus sensibles à ce mode de fonctionnement. Générations ultra flexibles, elles se sentent appartenir à plusieurs organisations à la fois. Elles trouvent dans l’entreprise une communauté parmi d’autres et peuvent y vivre de la fraternité. Attention cependant, les Millenials veulent toutefois télétravailler dans un mode choisi, pas subi comme en temps de confinement. Cette génération aspire comme les autres à des contacts, des échanges, de la connexion avec les collègues.
Et malgré tout, une transformation inéluctable.
Après la période de folie du télétravail en avril/mai 2020, les français sont dans une phase de réflexion et d’adaptation bienvenue. La crise sanitaire et le confinement apportent leurs lots de changements. La cause et la conséquence impactent le management, les locaux, l’organisation et la stratégie. L’enjeu du télétravail c’est un changement de la culture et des pratiques humaines professionnelles. Nous sommes donc dans une période de profonde transformation managériale qui se caractérise par un besoin d’accompagnement croissant des collaborateurs avec bienveillance et autonomie. Mais l’impulsion du changement réussi doit venir du management lui-même et de la direction de l’entreprise en premier chef. Avec le télétravail, la confiance est obligatoirement remise en avant, avec le postulat de départ que « les personnes font bien leur travail ».
Demain, le télétravail fera sans doute partie du package de l’entreprise pour recruter les salariés. Tout comme la politique RSE est regardée de près par les candidats, l’offre d’autonomie confiée au collaborateur sera analysée et choisie ou pas. On peut s’interroger sur l’approche à avoir pour l’offre télétravail : hebdomadaire ? mensuelle ? annuelle avec un nombre de jours à prendre dans l’année ? travailler en hiver au bureau et en été en télétravail ? … Quelle que soit la solution retenue, la mise en place d’une politique de télétravail doit se mener en transparence avec les salariés et les syndicats en faisant confiance au dialogue social de terrain.
Demain, le fonctionnement de l’entreprise devra réfléchir davantage à ce qui relève de l’activité collective et de qui relève de l’activité individuelle. Les référentiels de compétences pourront détailler l’exercice de l’activité par ce prisme et indiquer pourquoi pas un temps consacré au collectif ‘à partir de 2 personnes) en animation de projet transversal ou en réunions, et un temps consacré au travail individuel. Les structures seront moins hiérarchiques, plus individuelles et utilisant moins de contrôle. Ce qui est remis en cause ici c’est en partie le mode de management, le rôle du manager et parallèlement le rôle du lieu de travail.
Un paradoxe qui perdure.
La société utilise aujourd’hui abondamment les réseaux sociaux et les technologies numériques. Ce faisant elle favorise la pratique du télétravail mais elle gomme progressivement la séparation souhaitée par les salariés entre vie professionnelle et vie privée. Pourtant, ces mêmes salariés œuvrent pour travailler de chez eux, rendant encore plus poreux leur espace personnel de leur espace professionnel. La productivité est la clé de voute de tout l’édifice télétravail, c’est la raison pour laquelle les entreprises sont très attentives à cette vague de liberté demandée par les salariés. Mais la culture française et le modèle de management, fortement marqués par le présentéisme, par les liens hiérarchiques pyramidaux et par l’esprit égalitaire des Lumières, semblent être encore un obstacle à la mise en œuvre aboutie du télétravail. L’avenir nous le dira.